Alerte, l’internet est menacé d’asphyxie


Qui veut la peau du Net ? Si l’on n’y prend pas garde, l’ère d’un réseau ouvert à tous pourrait bientôt appartenir au passé, tant les nuages sombres s’accumulent.

Quel paradoxe ! Conçu il y a une quarantaine d’années pour être moins fragile que les réseaux de téléphonie traditionnels, l’internet risque aujourd’hui l’étranglement. Et les périls qui guettent le Net semblent surgir de partout.

Inquiets et déstabilisés par la liberté d’expression qui y règne, de nombreux gouvernements voudraient mettre l’éteignoir sur cette agora qui les gêne. Un mystérieux traité WCIT, censé régler d’obscurs problèmes de télécommunications, pourrait servir de cheval de Troie à une première législation en droit international sur le contrôle du trafic et la censure sur l’internet.

De son côté, l’industrie du divertissement, en tentant de protéger la propriété intellectuelle, inspire des projets de loi ou de traités internationaux qui risquent potentiellement de mettre à mal les libertés fondamentales des citoyens. L’accord Acta sur la contrefaçon ou, il y a quelques mois, les projets de législation Sopa et Pipa aux Etats-Unis montrent que la pression sur l’internet est à son maximum.

Mais la menace la plus imminente et peut-être la plus inquiétante vient des coups de boutoir qui tentent de faire voler en éclats ce qu’il est convenu d’appeler la « neutralité du Net ». Derrière cette expression que l’on sert à toutes les sauces, se trouve l’un des concepts fondateurs de l’internet : le réseau s’applique à gérer le trafic sans établir de hiérarchie entre les communications qui s’y entrecroisent et chaque internaute est libre d’utiliser une application sur le Net sans avoir à demander la permission à qui que ce soit. Les opérateurs télécoms estiment qu’ils peuvent apporter un service plus efficace et garanti. Mais il faudrait alors faire son deuil d’une certaine idée de l’internet, qui a si profondément transformé l’économie, les relations sociales et le partage des connaissances en moins d’un demi-siècle. Aux Pays-Bas, une décision récente a coulé dans la loi cette neutralité du Net. Mais elle fait encore figure d’exception et la partie est loin d’être gagnée pour les tenants d’un internet libre et ouvert.

ALAIN JENNOTTE

« La gouvernance du Net concerne tout le monde »
ENTRETIEN

Les opérateurs télécoms ne sont pas contents. Et ils le font savoir. Selon eux, les géants du Net profitent des milliards d’euros investis dans leur réseau pour réaliser de plantureux bénéfices qu’ils refusent de partager. En toile de fond, les enjeux sont de taille. Il s’agit rien moins que de savoir si toutes les applications auront le droit de fonctionner sans restriction sur le Net ou si les opérateurs s’arrogeront le droit régalien de limiter leur bande passante, sur les lignes tant fixes que mobiles. Frédéric Donck, directeur pour l’Europe de l’Internet Society, une organisation destinée à promouvoir un internet libre et ouvert à tous, répond à nos questions.

Les relations entre les opérateurs télécoms et les grands fournisseurs de service de l’internet ne sont pas au beau fixe…

Les opérateurs télécoms voudraient faire payer tous les Google et les Facebook de ce monde pour l’utilisation de leur réseau. Ce n’est pas nouveau mais cette fois, leurs demandes s’intensifient et je suis inquiet.

Pour quels motifs les fournisseurs de services devraient-ils payer les opérateurs ?

Ils affirment qu’ils ont investi massivement dans leur réseau et que toutes ces entreprises en profitent sans rien payer. Cet un argument extrêmement fallacieux. Tout d’abord parce que Google ou Facebook paient les opérateurs pour la bande passante qu’ils utilisent. De même que les utilisateurs s’acquittent du prix de leur abonnement à l’internet. Pourquoi faudrait-il soudain que l’on paie une troisième fois ? C’est aberrant. D’autant que selon une étude publiée par le consultant Wik, le revenu moyen par utilisateur est resté stable depuis vingt ans, parce que la gestion des réseaux télécoms est de plus en plus performante et qu’en conséquence, les coûts diminuent. Il faut donc casser la patte à ce canard qui voudrait que les opérateurs télécoms supportent seuls les coûts et que les fournisseurs de service en retirent tous les fruits.

Ils proposent pourtant de rendre plus efficaces ces réseaux en offrant des garanties de service au consommateur…

Cela peut paraître séduisant, mais ce ne sera plus l’internet tel que nous le connaissons aujourd’hui. Depuis sa création, le Net repose sur des transmissions se faisant selon le principe du « best effort ». Pour dire les choses simplement, le réseau fait de son mieux pour être efficace. Mais si l’on veut offrir des garanties de service au client, il y aura un prix à payer, celui de la centralisation du réseau. Or le succès de l’internet est sa forte décentralisation. Les opérateurs voudraient réintroduire leur vision des réseaux téléphoniques centralisés.

Quels seraient alors les risques ?

Si l’on offre des services garantis, il faudra leur réserver de la bande passante et les opérateurs décideront quelles applications seront privilégiées. C’est cela le grand danger. Si l’on établit une hiérarchie des services ou s’il faut demander la permission pour utiliser une application, alors ce n’est plus l’internet. On a besoin de services de qualité en matière de télévision et de téléphonie. Mais si les régulateurs ne garantissent pas la neutralité, l’internet sera écrasé par les services que les opérateurs voudront valoriser. D’autant qu’il n’y a pas toujours assez de concurrence entre les opérateurs pour que le consommateur ait la capacité de changer pour une offre qui lui conviendrait mieux.

Les opérateurs veulent un internet moins neutre et les gouvernements plus de contrôle. Un certain âge d’or de l’internet s’est achevé ?

Il y a une volonté très forte de réguler. Témoin, un traité peu connu en cours de négociations, le WCIT, qui est censé ne concerner que la régulation des télécoms. Certains pays comme la Chine et la Russie voudraient profiter de ces discussions très techniques pour y ajouter un volet sur le contrôle de l’internet. Pour l’instant, l’Europe et les Etats-Unis s’y refusent. Le traité sera finalisé à Dubaï, en décembre. D’ici là, tout peut encore basculer, tant la position de nombreux pays est incertaine. Le traité WCIT pourrait avoir un impact monstrueux sur l’internet.

Les questions de sécurité ne jouent- elles pas en faveur des partisans d’un contrôle renforcé ?

Chaque fois que l’on rencontre un problème sur l’internet, on tente de le régler avec des solutions techniques. Ce n’est pas une bonne idée. Soit cela ne marche pas, comme lorsque l’on tente de bloquer l’accès à des sites en verrouillant leur nom de domaine, soit cela marche trop bien, comme avec les systèmes d’inspection de données sophistiqués, totalement disproportionnés par rapport à leurs objectifs. Les vraies solutions seront sociales et politiques.

Vous êtes extrêmement pessimiste…

Il y a des raisons d’être inquiet mais parfois aussi de se réjouir. Le rejet de l’Acta, par exemple. L’action citoyenne a été déterminante. A l’avenir, il sera difficile de laisser la société civile en dehors de ces débats. L’Acta aura contribué à faire prendre conscience que la gouvernance de l’internet concerne tout le monde.
A.Je.

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