Alimenté par nos requêtes plus ou moins secrètes, le moteur de recherche ouvre une porte dérobée vers notre psyché. Drôle, poétique, dramatique On peut faire l’expérience soi-même. Ouvrir Google, taper les mots «comment savoir». Serviable, le moteur de recherche termine la phrase à votre place en vous faisant quatre suggestions. Comment savoir… «si je suis amoureux», «si on est beau», «si on est gay», «si on a des poux». Voilà ce que la majorité des internautes désire savoir, selon les algorithmes avec lesquels Google répertorie les recherches effectuées par ses usagers. Autrefois, cette fonction s’appelait «suggestions». Aujourd’hui, elle a été rebaptisée plus prudemment «saisie semi-automatique», autocomplete en anglais: une façon de souligner que Google ne suggère rien, qu’il se limite à recracher tout haut ce que les autres pianotent tout bas. Le lieu étrange où cette fonction nous plonge se déploie comme un sous-bois de la psyché sociale. Comme un confessionnal où l’on formule des craintes, des troubles et des désirs qu’on n’avouerait peut-être nulle part ailleurs. Le résultat n’est pas toujours drôle. Courant 2013, le siège de Dubaï de l’agence de communication Memac Ogilvy & Mather recevait un mandat d’ONU Femmes («Entité des Nations unies pour l’égalité des sexes et l’autonomisation des femmes») pour une campagne contre la misogynie. «La quête d’une idée créative a démarré, comme c’est souvent le cas, dans la case de recherche de Google. Nous sommes tombés sur quelque chose de choquant. Si on tape des formules telles que «les femmes devraient» , les suggestions fournies par la saisie semi-automatique sont atterrantes», explique Sophie Wordley au nom de l’agence. Voyez l’image ci-contre. Ou tapez vous-même «les femmes doivent». Résultats: «rester à la maison», «se taire». Que dire? Le ça et le ninja A l’autre bout du spectre, le Français Josselin Bordat s’intéresse, lui, aux «occurrences uniques», c’est-à-dire aux recherches qui n’ont été faites qu’une fois. Par exemple «prostitution ornithorynque», «comment manger une huître sans la faire souffrir» ou «pourquoi la France n’a pas d’université»… Rédacteur en chef adjoint de Brain Magazine , périodique culturel en ligne à tendance décalée, Bordat compile ces perles, certifiées authentiques, dans un blog (devenirunninjagratuitement.tumblr.com) et dans un livre (Comment devenir un ninja gratuitement?, Editions J’ai lu) qui vient de reparaître en version augmentée. «Depuis quelques années, les blogueurs ont pris l’habitude de publier les recherches les plus bizarres qui amènent les internautes sur leur site. J’ai commencé à les récolter de façon obsessionnelle», raconte Bordat. Ça se comprend. En feuilletant l’ouvrage, on tombe sur «police de caractère pour lettre de menace», «quels sont les mots à dire au sexe», «Obama est-il vraiment noir?» ou, plus mignon, «comment écrire un prénom sur le sable»… «Parfois, on a l’impression d’avoir affaire à des gens âgés, qui ne savent pas comment Google fonctionne et qui croient s’adresser à une standardiste. Ou alors à des très jeunes, qui tapent par exemple: «j’ai laissé le gaz ouvert que faire?» En réalité, ces recherches sont représentatives de notre expérience à tous. Etre devant notre ordinateur est une de nos activités les plus intimes. C’est ce qui se rapproche le plus du flux de la pensée. Tout est possible, sans censure, sans tabou.» Voilà comment on finit par taper «comment se shooter à la noix de muscade» ou «je n’aime pas être papa»… «Sans vouloir faire de la psychanalyse à la petite semaine, ce qui s’exprime là, c’est vraiment le ça, en dehors de toute norme sociale. Parfois, on est secoué. En lisant «string pour enfant», par exemple. Si on compare l’acceptabilité sociale de la pédophilie, qui est nulle, et son occurrence dans les statistiques des recherches, ça fait peur», reprend Josselin Bordat. Déprimant? Un instant: «D’un autre côté, il y a là une ode à la créativité humaine qui produit de beaux énoncés même sans le vouloir. J’aimerais bien rencontrer la personne qui a tapé «suis-je mort?» ou «pourquoi le ciel est-il en hauteur?» Les recherches Google, un fabuleux gisement de prose: «On retrouve le vieux fantasme surréaliste de la littérature potentielle. Vous avez là 1298 auteurs qui ne savent pas qu’ils le sont.» Quand Google se fait tancer Fureter dans les recherches des autres file parfois des mauvais frissons. Est-ce le cas avec la saisie semi-automatique? «Il existe des mots clés interdits. Tout ce qui se rapporte au sexe est banni. Par contre, côté violence ou racisme, il n’y a pas vraiment de censure», commente le Genevois Stéphane Koch, fondateur de l’agence Intelligentzia.net et spécialiste en stratégies numériques. Etonnant? «C’est la culture états-unienne. On évoque le premier amendement de la Constitution, qui garantit la liberté d’expression, mais en matière de sexe, on affiche une morale stricte.» Quels problèmes pose la fonction autocomplete? «Le manque de transparence, d’abord: on ne sait pas vraiment quels sont les critères, ni quelle est la liste des mots censurés», relève Stéphane Koch. Plus grave, «ces suggestions peuvent diffuser des messages blessants pour des personnes ou des communautés». En effet: «Avec cette fonction, Google propose, au fond, des recherches que vous n’avez pas demandées. Il suggère des idées auxquelles vous n’auriez peut-être pas pensé. En fournissant des phrases toutes faites, le moteur de recherche induit ainsi quelque chose chez le récepteur. C’est une forme d’autoritarisme dans l’accès à l’information.» Parfois, Google finit par se faire taper sur les doigts. Lorsque des associations françaises s’insurgent, par exemple, contre le fait que le mot «juif» apparaisse dans la case de recherche à côté du nom de n’importe quelle personnalité (litige clos devant un médiateur en juin 2012). Ou lorsqu’un particulier se voit coller les mots «secte» et «escroc» (condamnation de Google en octobre 2013). Qu’en dit l’autocomplete? Si on tape «Google ne doit pas», la fonction termine pour vous: «manger femme enceinte». CQFD? Nic Ulmi (Le Temps)