Le débat autour de la neutralité du net refait surface après le tollé provoqué par la tribune de Neelie Kroes. Dans son texte, la commissaire européenne encourage la création d’offres internet « limitées, plus différenciées » en plus des offres complètes existantes. © AFP Agitation sur Twitter et dans les médias spécialisés après la publication d’une tribune de la commissaire européenne à la société numérique Neelie Kroes sur le site du quotidien français Libération. La Néerlandaise y évoque la possibilité pour les fournisseurs d’accès à internet (FAI) de proposer des offres « différenciées » à moindre coût. « Offre différenciée », le terme est vague, largement interprétable, s’agit-il de bloquer l’accès à internet à partir d’un certain débit, de fragmenter l’offre en offrant un accès limité à certains sites ou de jouer sur la vitesse de débit ? L’initiative en tout cas fait hurler les tenants de la sacro-sainte neutralité du net. Le débat sur la neutralité du net se construit autour de la combinaison d’impératifs contradictoires. Face à l’intensification des échanges, les opérateurs affirment avoir besoin de davantage de moyens pour pérenniser et développer les réseaux européens. Préoccupé par la protection de l’enfance, Le législateur de son côté cherche à lutter contre la cybercriminalité. Et entre ces deux mouvements, les militants appellent à la protection des libertés et des droits des citoyens sur le net. Pour faire simple : les premiers veulent segmenter leurs offres pour en tirer davantage de profit, le second veut bloquer l’accès aux sites dangereux et les troisième plaident pour un réseau non discriminé, sans blocage et accessible à tous. C’est dans ce contexte que la commissaire européenne à la société numérique a publié une tribune le 16 janvier sur libération.fr, dans laquelle elle affirme que, « l’intérêt public ne s’oppose pas à ce que les consommateurs s’abonnent à des offres internet limitées, plus différenciées, éventuellement pour un prix moins élevé. » Tollé dans les milieux spécialisés : la commissaire « cède sous la pression des opérateurs » et « annonce la mort d’un internet identique pour tous » Les députées européennes écologistes Isabelle Durant et Sandrine Bélier publient dans la foulé un communiqué. « Pour les écologistes, elle a sorti le terme qui fâche, » tonnent les deux élues. « Un Internet « différencié » est contraire au principe de la neutralité du net qui veut que les flux de communications électroniques ne subissent aucune discrimination entre l’émetteur et le récepteur (…) Un internet à la découpe limiterait les dynamiques d’innovations propres à Internet et risque d’ouvrir la voie à des censures inacceptables. » Sur son blog, Sandrine Bélier rappelle la commissaire à l’ordre : « Plutôt que de s’obstiner dans sa démarche, la Commission européenne devrait se souvenir, au regard de la récente bataille d’ACTA, qu’essayer de contourner la volonté du Parlement et des citoyens n’est pas une option. Si elle devait à nouveau s’engager dans une telle logique d’affrontement, le Parlement, et les écologistes européens en tête, ne manqueront pas de le lui rappeler. » Mais à la commission, on s’étonne des réactions suscitées par un texte qui appelait avant tout à plus de transparence dans les offres des FAI. Le porte-parole de la commissaire, Ryan Heath, assure qu’il s’agit là d’un fâcheux malentendu et se veut rassurant : «la Commission européenne rejette l’idée d’un Internet pour les riches et un autre pour les pauvres. » Il rappelle que la Commission européenne poursuit le même but que les militants de la neutralité du net : que tous les citoyens européens aient accès à un internet de qualité… mais qu’ils aient la possibilité de « choisir ». Pourquoi tant de protestations ? En permettant aux FAI de proposer des offres restreintes à bas coût, avec par exemple un accès limité à Facebook et une boite mail, la Commission européenne veut s’attaquer au problème de l’accès à Internet pour tous, dans une Europe où les prix sont très variables d’un pays à l’autre. Les opérateurs seraient en contrepartie obligés de proposer une alternative « complète » (plus chère) et devraient montrer patte blanche au consommateur quant aux restrictions mises en place et aux modalités de bascule à une offre complète. « Un tel choix devrait également stimuler l’innovation et les investissements des fournisseurs internet » assure Neelie Kroes dans sa tribune. Pour les militants et les associations de consommateurs, l’institution européenne cède au lobbying des opérateurs qui cherchent de nouvelles sources de revenus pour faire face à l’intensification des flux et au passage à la 4G. Depuis plusieurs années, les militants alertent l’opinion et les politiques sur des pratiques de blocage déjà existantes et réclament que l’Union européenne légifère sur la question de la neutralité du net. « Lorsque Neelie Kroes est arrivée en poste, elle clamait qu’aucune restriction commerciale n’était acceptable mais depuis, elle ne cesse reculer sur sa position, » explique Jérémie Zimmermann, co-fondateur du site la Quadrature du net. « De rapport en rapport, elle laisse traîner le dossier. Exactement ce que souhaitent les opérateurs qui continuent à mettre leurs restrictions en œuvre. A mon avis, la commissaire ne fera rien d’ici à la fin de son mandat. » Selon lui, mettre un accès restreint à disposition des utilisateurs plutôt qu’un offre complète ne coûterait pas sensiblement moins cher aux FAI. La Commission leur permettrait ainsi de créer une fausse rareté et de mettre en place des prix arbitraires. Cela risquerait par ailleurs de poser des problèmes de libre concurrence selon les accords passés entre les FAI et les entreprises « accessibles ». « Elle craint que la France ne légifère sur le sujet » « Si elle publie cette tribune maintenant, c’est parce qu’elle craint que la France ne légifère sur le sujet, comme les Pays-Bas l’ont fait, » analyse Jérémie Zimmermann. La tribune a en effet été publiée au lendemain d’une table ronde sur le sujet organisée par le ministère déléguée à l’Innovation et à l’Economie numérique. Deux propositions de loi ont été déposées ces dernières années par des députés de l’opposition (PS en février 2011 et UMP en septembre 2012) pour demander l’inscription dans la loi du principe de neutralité du net et mettre en place une procédure unique de blocage d’un site (en cas de lutte contre la cybercriminalité) qui impliquerait obligatoirement l’aval d’un juge. Aucune n’a aboutie. Il semblerait ainsi que les deux principaux partis politiques français souhaitent une loi mais qu’aucun ne veut la mener à bien, une fois au pouvoir. De là à y voir un signe d’influence des lobbies des FAI sur le ministère… Fleur Pellerin, la ministre déléguée à l’Innovation et à l’Economie numérique, initialement favorable à une loi, n’est en tout cas pas pressée de légiférer. Mardi, elle renvoyé le sujet à l’avis du Conseil national du numérique, une nouvelle entité qui sera constitué en mi-février. Les députés à l’initiative des textes n’ont pas tardé à faire part de leur déception : Dans le debat #NetNeu l’internet est un bien commun, pas une simple place de marche. L’Union Europenne l’a-t-elle oublie? — Christian Paul (@christianpaul58) Janvier 15, 2013 #NetNeu je reste sur ma faim. Le gouvernement a tous les éléments pour décider d’actions (loi) et non uniquement de réflexions… — Laure de La Raudière (@lauredlr) Janvier 15, 2013 Dans son rapport de mission sur la neutralité du net, Laure de La Raudière écrivait en mai 2012 au ministre alors en charge de l’Economie numérique, Eric Besson, que « dans l’hypothèse où la concurrence ne permettrait pas au consommateur d’opter pour un accès à internet neutre de qualité à un prix raisonnable, la capacité de choix du consommateur devrait être rétablie par des moyens plus contraignants en imposant aux fournisseurs d’accès à internet des exigences garantissant la qualité d’internet. » La Commission a vu la chose autrement. Réagissez sur le forum. Lorraine Kihl (St.)